Conférence de Madame Annette Wieviorka sur la Shoah

Au Collège Français International de Sarajevo

Vendredi 17 avril 2015

Dire l’indicible ? Après la guerre, il n’y a pas de mot pour désigner cet événement particulier dans les familles. On dit simplement qu’on est mort à la guerre, et il n’y a pas de différence entre les résistants, les déportés, les fusillés… Or, les nazis ont fusillé de façon systématique 6 millions de Juifs.

Nommer l’événement : la question de comment nommer cet événement, qui est indistinct encore dans la masse des événements de la seconde guerre mondiale, se pose à partir des années 1970. On utilise alors le mot de génocide, mot inventé en 1944, pour désigner l’extermination d’une « race ». Ce mot est inventé par un Juif Polonais, émigré aux Etats-Unis en 1939, et son objectif est de le faire reconnaître dans le droit international. Son objectif est atteint lorsqu’en 1948 est signée par l’ONU une Convention de lutte et de prévention contre le génocide.

L’usage du mot génocide : dans les années 1970, Brigitte Bardot fait une grande campagne contre l’extermination des bébés phoques. Elle utilise l’expression « luttons contre le génocide des bébés phoques ». Le mot de génocide est donc un mot trop large, que l’on peut utiliser n’importe comment. Il faut donc trouver un autre mot.

L’apparition du mot Holocauste : dans les pays anglo-saxons, on utilise le mot Holocaust. Or, un feuilleton américain de cette époque s’appelle Holocauste, ce qui contribue à une large diffusion de ce mot à travers le monde. Cependant, l’usage de ce mot pose problème en France. Il est d’origine biblique et signifie un sacrifice par le feu dans lequel l’ensemble de la victime est consumée. Le modèle de cet holocauste est l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham, qui marque le moment où l’on remplace le sacrifice humain par des sacrifices animaux. En France, il est difficile d’utiliser ce mot, qui est trop chargé de sens religieux.

L’usage du mot Shoah : c’est à ce moment qu’apparaît le mot de Shoah, issu également de la Bible, et qui signifie catastrophe. C’est ce mot-là qui est adopté d’abord par l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie (APHG) : le premier colloque en 1978 de l’APHG s’intitule « enseigner la Shoah ». Ce mot vient de l’hébreu, il est en usage en Israël depuis la création de l’Etat. En France, toutes les institutions de mémoire utilisent ce terme de Shoah, qui désigne la destruction des Juifs d’Europe pendant la première guerre mondiale.

Questions :

Pourquoi utiliser ce terme de Shoah plutôt que génocide des Juifs ?

A.W. : quand j’écris, je préfère le terme de génocide, qui dit vraiment la réalité de ce qui s’est passé. Le mot de génocide incite cependant à la confusion : « génocide Arménien » signifie génocide des Arméniens par les Turcs… On considère trois grands génocides au XXe siècle : Arménie, Rwanda, Juif. Dans les années 1970, jamais je n’aurais utilisé le terme d’Holocauste. Mais ce mot a quand même une vie propre.

En quelle année Hitler impose les camps de concentration ?

A.W. : dès qu’il prend le pouvoir (30 janvier 1933), Hitler a à son service des milices très violentes, les SA (sections d’assaut ou chemises brunes) et la SS, qui est la milice du parti nazi. Dès le départ, il y a des camps dans lesquels sont mis tous les opposants au nazisme : communistes, socialistes, témoins de Jéhovah (ils refusent le salut hitlérien, car ils ne doivent le respect qu’à Dieu et refusent la guerre car ils sont objecteurs de conscience). Très vite, les nazis décident d’organiser les camps. Le premier camp organisé avec un règlement est Dachau, près de la ville de Munich. Les détenus ne sont pas très nombreux, car le camp de concentration est là pour punir, mais également pour terroriser la population. En 1937, d’autres camps sont ouverts : Buchenwald, Ravensbrück. En 1938, quand l’Allemagne se rattache à l’Autriche, ouverture d’un nouveau camp, en 1940 également, un camp pas loin de Strasbourg après l’annexion de l’Alsace Moselle, puis Auschwitz après l’annexion de la Pologne. Les camps sont faits pour mettre au pas toute la population. On peut donc sortir de ces camps, car ils ne sont pas faits pour exterminer la population.

Comment commentez-vous la théorie qui dit qu’Hitler est en Amérique et n’est pas mort ?

A.W. : je vais d’abord répondre sur les faits : Hitler et tous ses proches se sont suicidés dans les derniers jours d’avril 1945. L’Allemagne est en proie à une vague immense de suicide au moment de la défaite. Les soviétiques ont pris les restes de Hitler, et notamment les dents qui ont été conservées. En effet, la dentition pouvait permettre d’identifier les individus. Les restes d’Hitler ont été conservés par les soviétiques. Mais la rumeur a couru qu’il s’était échappé. La rumeur est une des choses les mieux partagées, et incite à faire croire en des choses qui sont fausses. Cette théorie est moins présente dans le débat actuel, car aujourd’hui, quoi qu’il arrive, il serait mort… Jusqu’au début des années 1960, les anciens nazis sont partout, notamment en Argentine, ou à des postes de responsabilité en Allemagne : malgré la défaite, les cadre des ministères sont des anciens nazis. Ils pensaient donc qu’ils pourraient revenir au pouvoir. Jusqu’au procès d’Eichmann en 1961, l’idée que les nazis sont encore là a hanté les mémoires, avec  l’absence de preuve tangible de la mort d’Hitler. Parfois je me demande comment je ferais en tant que professeur d’histoire face aux théories du complot : un professeur explique un fait établi, avec des outils propres à son métier : on cherche la vérité et on l’établit. Dans l’épisode des attentats de Paris de janvier, dès le soir même, circulaient des théories mettant en cause la couleur de la voiture. Lorsque je suis allée à la manifestation, au retour j’ai pris un taxi qui m’a dit que les Renseignements Généraux avaient organisé l’attentat… On ne peut pas faire grand-chose quand quelqu’un n’est plus accessible à la preuve et croit à des choses. Il est en réalité très difficile de lutter contre les croyances. Pendant longtemps, on a dit que les chambres à gaz n’ont pas existé : malgré toutes les preuves, les gens qui croient en la théorie du complot ne se défont pas de leur arrière-fond idéologique.

Est-ce vrai que la femme d’Hitler avait une grande influence sur lui ?

A.W. : dans ma formation d’histoire, on s’occupe très peu de la vie privée des hommes politiques. Ce que l’on sait d’Eva Braun est qu’elle était une femme très effacée. Sa conviction politique est forgée bien avant sa rencontre avec  Eva Braun : c’est un nationalisme que l’on retrouve dans le slogan « Ein wolk, ein reich, ein furher », fondé sur l’antisémitisme, déjà présent dans Mein Kampf, sur la théorie de l’espace vital. Ces idées sont partagées par beaucoup de gens, et sont le fondement de son idéologie. C’est un homme politique et non un malade mental : il fait de la politique avec succès. Il mesure ce qu’il est possible de faire pour mettre en œuvre ses idées. C’est seulement à la fin de la guerre qu’il y a un décrochage par rapport à la réalité de la situation.

Quand le monde a-t-il su pour les camps de concentration ?

A.W. : on sait dès leur ouverture la présence des camps de concentration. Un certain nombre d’Allemands sont sortis des camps, et ont réussi à quitter l’Allemagne. Ils ont écrit leurs souvenirs de camps, dans des livres qui ont été publiés avant la guerre.  On savait donc parfaitement. En fait, la vraie question est de savoir quand on a su pour la destruction des Juifs. Il y a eu un processus, à la fois simple et sur lequel il faudrait méditer : en Allemagne, Hitler a décidé que ce pays devait être sans Juifs. Il a donc fallu d’abord définir ce qu’est un Juif. Les identités sont parfois difficiles à définir. SI l’on est de confession juive, c’est facile. Mais la plupart des Juifs que vise Hitler ne sont plus religieux depuis plusieurs générations. George Arthur Goldschmidt, un de mes collègues lorsque j’enseignais à Paris, avait un père qui était un magistrat de la ville de Hambourg. Dans sa famille, on était converti au protestantisme depuis cinq générations. Arthur a été envoyé dans un camp non loin de Prague à Teresina. Il y a fait des dessins exposés actuellement au Musée de la Résistance de Lyon. Cet homme est désigné comme Juif, et il est nommé pasteur protestant des Juifs de son camp de Teresina. Les nazis cherchent à définir en permanence ce qu’est un Juif, mais ils n’y arrivent pas. A partir de là, on interdit d’abord les relations sexuelles entre Juifs et aryens. On établit le crime de souillure de race. On les chasse de la vie économique, on les chasse des écoles. Ce modèle est exporté partout où les Allemands s’installent. C’est possible dans de nombreux pays où le pourcentage des Juifs dans la population est très faible (moins de 0,5%). Avec l’envahissement de la Pologne, un problème se pose : ils représentent 10% de la population. Là, les nazis inventent autre chose qui sont les ghettos qui servent à enfermer les populations. Il y a ensuite la chute de l’Union soviétique, où les Juifs sont très nombreux, surtout dans la partie ouest. Hitler a pour idée de les déporter en Sibérie. Mais en octobre 1941, il est bloqué devant Moscou. C’est alors qu’il commence à éliminer. La première élimination est le fait des Einzatgruppen, qui assassinent 1 million 500 000 morts. Ensuite, on invente le gaz, et surtout on cherche à transporter tous les Juifs pour les éliminer, comme Anne Franck à Amsterdam, Simone Weil à Nice etc. C’est cela qui n’est pas rendu public. Cependant on a su. Or, on lie la connaissance à la possibilité d’action. Mais il suffit de regarder le monde d’aujourd’hui pour voir que savoir n’est pas forcément comprendre, et que comprendre n’est pas forcément agir. Ces massacres des Einzatgruppen se font à l’air libre, et sont donc connus. Des informations sont transmises à Churchill et on retrouve dans les archives des documents qui prouvent que Churchill savait. So what ? Que pouvait faire Churchill à ce moment pour sauver ces Juifs ? Rien : l’Allemagne est en pleine ascension, l’Angleterre a réussi à empêcher qu’on ne l’envahisse, et le problème est de pouvoir mettre en relation toutes les informations pour identifier le projet global de destruction des Juifs. Il suffit de réfléchir à la Syrie, à la guerre de Bosnie, pour comprendre que c’est compliqué. Quand on a le nez sur l’événement, on ne comprend pas comment la suite va se dérouler.

Pensez-vous qu’il y a une tendance en France à avoir une pitié davantage pour les Juifs que pour les Noirs ou les Arabes ?

A.W. : aujourd’hui, ce que l’on entend, c’est qu’il n’y en a que pour les Juifs : on stigmatise les actes d’antisémitisme, et moins les actes islamophobes. Je trouve cela stupide, car on a brusquement créé la catégorie de musulman, dans laquelle on a mis les Noirs, les Marocains, les Algériens, pour un groupe de personnes qui n’ont pas une origine commune. Or, une religion peut être abandonnée. Cela reste un choix. La religion en France n’existe pas d’un point de vue légal : on est Français ou on ne l’est pas. Brusquement, on crée la grande catégorie des musulmans, qui s’opposent aux Français. Depuis les années 1980, on a beaucoup parlé du génocide des Juifs et on a stigmatisé tout acte antisémite. Or ce travail n’a pas été fait de la même façon sur le racisme ordinaire. Par exemple, depuis toujours les cantines proposent un repas de substitution et cela se faisait naturellement. Il y a aujourd’hui des mairies qui refusent les repas de substitution dans les cantines scolaires.

D’un autre côté, on a tué en France depuis 1980 par des attentats que des gens parce qu’ils étaient Juifs. L’histoire d’Ilan Halimi montre que dans l’imaginaire du gang des barbares, parce qu’il est Juif, il est riche. Aujourd’hui en France, ce sont les Arabes (le Qatar par exemple) et non les Juifs qui sont riches et achètent les grands hôtels… Avec l’affaire Merah, ce sont des enfants que l’on tue dans une école. On est dans une confusion mentale, et a moment de l’affaire Merah, la classe politique a réagi, mais pas la population. Il y a aujourd’hui une xénophobie qui s’attaque principalement aux gens issus de pays majoritairement musulmans.

C’est étrange pour un pays comme la France de juger par rapport à la religion ?

Les seuls attentats où on a tué sont des attentats contre les Juifs. Concernant le génocide des Tsiganes : les Tsiganes n’existent pas en droit français : on les appelle les nomades. A chaque guerre, on interne les nomades, car on n’aime pas les gens qui bougent. Ils ne sortent qu’en 1946 des camps, avec un livret qu’ils doivent faire pointer. Beaucoup d’efforts ont été faits pour qu’ils soient reconnus. Cela pose une autre question : pourquoi ce travail de mémoire, aujourd’hui fait pour les Tsiganes, ne produit rien ? Si l’on demandait aujourd’hui quelle serait la première population à expulser en France, ce serait les Roms…  Comment se fait-il que pendant 30 ans on a enseigné ce qu’est le nazisme, mais que l’antisémitisme augmente ? Il y a d’un côté les actes racistes impunis, et de l’autre côté la réalité de l’islamisme radical, qui existe, sans parler de l’internationalisation : pas un seul de ces attentats contre les Juifs n’est globalisé. Ce ne sont plus seulement des phénomènes nationaux.

Qu’est-ce qui a évolué dans la manière d’enseigner la Shoah depuis le colloque de l’APHG ?

Cette question n’était pas du tout intégrée dans les programmes. C’est au début des années 1980 que la Shoah est enseignée dans les programmes. Ce sont trente ans de travail historique qui ont changé les choses. On devrait collectivement réfléchir à deux choses : on a pensé d’abord que l’enseignement de la Shoah serait une solution. Cette idée s’est installée entre la fin du communisme et les attentats des tours jumelles. Pendant quinze ans, on a pensé la fin de l’histoire : un monde démocratique, libéral, et adepte des droits de l’homme. On a choisi pour éduquer aux droits de l’homme d’enseigner la Shoah pour montrer ce qui se passait lorsqu’on ne les respectait. En 2005, alors que cette période est terminée, les Nations Unies décident la journée du 27 janvier pour la mémoire et la lutte contre les génocides. C’est une période globalement heureuse et optimiste. Mais dans cet enseignement, il y a un problème : lorsque j’étais enseignante en lycée, c’était l’époque de « touche pas à mon pote », mouvement anti raciste monté par Harlem Désir. J’étais professeur dans un lycée à Paris. Une élève m’a posé la question de savoir à quel âge on devient raciste…  Cela voulait dire que nous prêchions l’anti racisme à des jeunes qui ne voyaient même pas de quoi on parlait car il y avait dans les classes des élèves de toutes les communautés. Lorsqu’on enseigne la Shoah, on cherche moins à enseigner un événement du passé, qu’à prévenir le futur. Or, les jeunes d’aujourd’hui sont nourris de science-fiction :  X-Men fait référence aux camps d’Auschwitz.  Avant, on vivait dans des utopies qui devaient amener l’humanité vers un monde radieux. Aujourd’hui, on ne fait plus de l’utopie , mais de la dystopie, c’est-à-dire l’attente de la catastrophe. Il ne faut pas enseigner pour prévenir le nazisme, mais bien pour construire le monde futur.DSCF5970